Formation en ligne - L'histoire du Tarot


Chapitre 3 : la chronologie des Tarots


Pour bien démarrer la séance

Un petit tour de magie, ça vous dit ?

 


Les premiers tarots enluminés

Comme mentionné précédemment, les premiers tarots étaient principalement des oeuvres d'art, commandées par l'aristocratie du nord de l'Italie au XVe siècle. Parmi les plus anciens jeux découverts à ce jour figurent ceux communément connus sous le nom de "Visconti-Sforza", ayant été commandés par les ducs de Milan. Plusieurs cartes ont été retrouvées, permettant ainsi de reconstituer trois jeux incomplets : le Tarot Brera-Brambilla, le Tarot Cary-Yale et le Tarot Visconti-Sforza. Cependant, les artistes du Quattrocento ne se sont par arrêtés là, et d'autres cartes ont été découvertes, la plupart formant des jeux incomplets, mais remarquables. 

 

Tarot "Brera-Brambilla"

Ce jeu, ayant appartenu à Giovanni Brambilla de Venise au début du XXe siècle, offre un éclairage fascinant sur l'histoire des tarots. Depuis 1971, il est conservé au sein de la prestigieuse Pinacoteca di Brera à Milan. Les historiens de l'art débattent encore pour déterminer lequel, du "Brera-Brambilla" ou du "Modrone", est apparu en premier. Le consensus actuel penche en faveur du "Brera-Brambilla", faisant de ce dernier l'une des premières réalisations de l'atelier Bembo sous la direction de Bonifacio Bembo, entre 1440 et 1463.  

 

Le tarot "Brera-Brambilla" est empreint de la qualité féerique de l'art gothique. Toutes les cartes de cour arborent un fond doré, tandis que les cartes à points présentent un fond argenté. Les sept cartes de cour restantes comprennent : le Chevalier de Coupes et le Valet de Coupes ; le Chevalier de Deniers et le Valet de Deniers ; le Chevalier, le Valet et la Reine de Bâtons. Elles semblent suspendues dans une lueur dorée, évoquant un monde presque irréel. Leurs traits comprennent des cheveux blonds bouclés, une peau pâle et des visages enfantins, conformes à l'idéal esthétique de l'époque. En comparaison, le jeu "Modrone" présente des costumes plus détaillés, des chevaux animés et des figures plus vivantes. Les cartes du "Brera-Brambilla" sont marquées d'un motif doré de diamant et de soleil, sur un fond vert en bas. Presque toutes les cartes à points des arcanes mineurs ont survécu, à l'exception du Quatre de Deniers manquant à cet ensemble. 

 

Le "Brera-Brambilla" est une pièce rare de l'histoire des tarots, avec son éclat doré et ses détails fascinants. Seules deux arcanes majeurs subsistent, l'Empereur et la Roue de la Fortune, offrant un aperçu captivant de l'art et de la symbolique de l'époque.

 

Le Tarot "Visconti di Modrone" ou "Cary-Yale"

Le Tarot "Visconti di Modrone", également connu sous les noms de "Cary Yale", est un véritable trésor de l'histoire de l'art et de la culture de la Renaissance italienne. Originaire de Milan, en Italie, ce jeu de cartes remonte au début du XVe siècle, une période caractérisée par l'épanouissement de l'aristocratie et l'essor de la créativité artistique.

 

La création de ce tarot est généralement située entre 1428, année du mariage de Filippo Maria Visconti, et 1447, année de son décès. Pendant longtemps, l'attribution de cet ensemble artistique a été associée à Pietro Bembo, mais des débats subsistent parmi les experts quant à la paternité de l'oeuvre. Certains, comme l'historien Thierry Depaulis, suggèrent qu'il pourrait être l'oeuvre de jeunesse du peintre Francesco Zavattari, qui était actif à la cour des Visconti.

 

Composé de 67 cartes préservées, comprenant 11 atouts, 17 personnages de cour et 39 cartes numérales, ce tarot offre un aperçu fascinant de la vie et de la culture de la Renaissance italienne. Un exemplaire remarquable de ce jeu est conservé à la Beinecke Manuscripts and Rare Books Library de l'Université de Yale, dans le Connecticut, aux États-Unis, où il est étudié et admiré par des chercheurs du monde entier.

 

Parmi les caractéristiques uniques de ce tarot, on trouve la présence de cartes supplémentaires telles que les trois vertus théologales (Foi, Espérance, Charité), ainsi que des servantes et cavalières féminines en plus des pages et cavaliers masculins, ce qui en fait un tarot étendu composé de 89 cartes. Cette richesse symbolique et narrative renforce l'importance de cet ensemble comme oeuvre d'art emblématique de son époque.

 

De plus, certains historiens de l'art ont émis l'hypothèse selon laquelle au moins l'un des jeux de tarot de la famille Visconti pourrait avoir été créé par Michelino da Besozzo, un artiste de renom de l'époque. Les trois artistes, Bembo, Zavattari et Besozzo, ont tous travaillé pour les Visconti, et il existe des liens évidents entre les cartes et les détails présents dans leurs fresques, soulignant ainsi l'influence de la famille Visconti sur le monde de l'art et de la culture de la Renaissance italienne.

 

Tarot "Visconti-Sforza" ou "Colleoni-Baglioni"

Ce jeu connu sous les noms de "Colleoni-Baglioni" et "Visconti Sforza", a été réalisé vers 1451. En 1451, Francesco Sforza mandate le peintre Bonifacio Bembo pour la création d'un nouveau tarot en l'honneur de son dixième anniversaire de mariage. L'année précédente, Sforza avait enfin accédé au trône du duché de Milan.

 

C'est le Tarot dont nous avons le plus de cartes parmi les tarots de l'époque Visconti : 74 cartes ont été préservées sur les 78 d'origine, soit 20 atouts, 15 figures et 39 cartes à points. Les atouts et les figures ont un fond doré, tandis que les cartes à points sont de couleur crème avec un motif de fleur et de vigne. Les cartes manquantes sont le Diable, la Tour, le Cavalier de Deniers et le 3 d'Épées. Les reproductions publiées modernes de ce jeu contiennent généralement des tentatives de reconstruction de cartes manquantes.

 

Les personnages sur l'enseigne de Bâtons portent des vêtements plissés en argent et portent un long bâton richement décorés d'un fleuron au sommet. Ceux qui portent le costume de Coupes portent des vêtements d'or, embellis par l'emblème héraldique du soleil et des rayons ; chaque personnage tient un grand calice, comme c'est souvent le cas pour l'enseigne. Les Épées montrent des personnages vêtus d'une armure complète, portant une grande épée. Curieusement, les personnages représentés sur l'enseigne des Deniers portent des vêtements ornés de rubans bleus enroulés autour de soleils.

 

Ce tarot aurait pu être rapporté en France par les soldats des invasions en Italie de Charles VIII en 1494 et Louis XII en 1499. Il aurait alors pu servir de modèle aux cartiers de l'époque.

 

Composé à l'origine de 78 cartes, il en contient aujourd'hui 74. La Morgan Library & Museum de New York en compte 35, l'Accademia Carrara en compte 26 dans son catalogue, tandis que les 13 restantes font partie de la collection privée de la famille Colleoni à Bergame. 

 

Le Tarot des Ducs d'Este

Le Tarot des Ducs d'Este, également connu sous le nom de Tarot "Este-Aragon", est un ensemble de cartes à jouer datant du XVème siècle, commandé par la famille ducale d'Este à Ferrare, en Italie. Ce tarot est particulièrement célèbre pour son style artistique raffiné et ses détails symboliques riches. Il est souvent considéré comme l'un des plus beaux exemples de tarot de la Renaissance italienne. Il s'agit d'une collection unique de 16 cartes qui intègrent différents concepts, de l'astrologie à la littérature, en passant par le monde grec et les cultures orientales. Ce jeu nous permet d'explorer le monde de l'humanisme mathématique, de découvrir des textes anciens et d'apprécier les figures artistiques et littéraires de la Renaissance. 

 

Produites pour le mariage du duc Ercole Ier d'Este et d'Éléonore d'Aragon en 1473, les cartes présentent les emblèmes héraldiques des deux familles. Elles mettent également en lumière le caractère pacifique et cultivé du duc Ercole Ier d'Este, qui a fait de Ferrare une cour de haut niveau en Europe.

 

Seules 16 cartes sur les 78 originales sont conservées, comprenant 8 arcanes majeurs et 8 cartes de cour. Le tarot est conservé à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library de l'Université Yale.

 

Bien que le Tarot des Ducs d'Este ne soit pas aussi célèbre que certains autres tarots historiques comme le Tarot de Marseille ou le Tarot Visconti-Sforza, il demeure un exemple précieux de l'art et de la culture de la Renaissance italienne.

 

Le Tarot des Princes Humanistes, dit "de Charles VI" ou "du Gringonneur"

Le Tarot dit "de Charles VI" est un précieux vestige des jeux princiers luxueux de la Renaissance italienne, dont seulement dix-sept cartes sur soixante-dix-huit ont survécu. Contrairement à son nom, il n'est pas associé au roi français Charles VI (1368-1422), mais aurait été créé en Italie du Nord après son règne. 

 

Les archives du roi Charles VI de France datant de 1392 font état d'un paiement à l'artiste Jacquemin Gringonneur pour la réalisation de trois jeux de cartes peints et dorés. Au XIXe siècle, un historien spécialisé dans les cartes à jouer a fait le lien entre cette mention et un jeu de cartes de tarot peint à la main, aujourd'hui conservé à la Bibliothèque Nationale de France. Malgré les similitudes stylistiques indiquant une origine italienne au milieu du XVe siècle, le nom "Charles VI" ou "Gringonneur" est demeuré associé au jeu, suscitant ainsi des interrogations sur son véritable créateur et son contexte historique.

 

Ce jeu de tarots fait partie de la culture humaniste qui émergeait à cette époque, où de nombreux jeux éducatifs et édifiants étaient développés. L'humanisme est un mouvement intellectuel et culturel qui s'est développé en Europe à partir de la Renaissance, principalement aux XIVe et XVe siècles. Il met l'accent sur la valorisation de l'individu, de la raison et de l'éducation. Les humanistes ont cherché à revenir aux sources de la pensée antique, notamment grecque et romaine, en réexaminant les textes anciens et en encourageant l'étude des langues anciennes, comme le latin et le grec. Ils ont également promu la diffusion du savoir, la liberté de pensée et la recherche de la vérité par l'observation et la raison, plutôt que par la seule autorité religieuse. L'humanisme a eu une influence profonde sur de nombreux domaines, y compris la philosophie, la littérature, les arts, les sciences et l'éducation.

 

Les tarots étaient conçus comme des outils pour diffuser la nouvelle culture, abondant en allégories, symboles et emblèmes. Ils étaient utilisés comme support visuel pour faciliter la compréhension immédiate de la connaissance, selon les principes humanistes. Les tarots étaient initialement mentionnés dans les cours de Milan et de Ferrare dès le 15e siècle, avec des références précises dès 1442 à Ferrare et l'utilisation du terme "tarocchi" vers 1500.

 

L'iconographie des tarots reflète la culture médiévale et humaniste, combinant des éléments sacrés et profanes. Les cartes représentent différentes thématiques telles que le pouvoir spirituel et temporel, les vertus cardinales, les allégories chrétiennes, la culture populaire et les planètes. Ces symboles étaient aisément compris par les humanistes de l'époque mais sont devenus plus énigmatiques avec le temps. Le Tarot dit "de Charles VI" présente une iconographie où les personnages semblent évoluer dans un espace scénique, avec un effet de trompe-l'oeil pour animer la composition. Bien que largement inspiré par l'enluminure, le style des tarots se distingue par sa vivacité, sa répétition des tons limités et ses figures souvent en gros plan. Les représentations des cartes diffèrent des jeux de la même époque : la carte de la Lune représente des astronomes, sur le Soleil est représentée une fileuse (une des trois Parque), la Mort monte un noir destrier, l'Hermite s'éclaire d'un sablier.

 

Le Tarot Sola Busca

Le Tarot Sola Busca est un jeu de tarot historique considéré comme le premier exemplaire de jeu de tarot complet comprenant 78 cartes. Créé à la fin du XVème siècle, en 1491, il est également le premier jeu à illustrer toutes les cartes (majeurs et cartes à points) et à présenter des illustrations atypiques pour les atouts. Contrairement aux premiers jeux de tarot, les cartes de la Sola Busca sont numérotées, avec des chiffres romains pour les atouts et des chiffres arabes hindous pour les cartes à points. L'artiste derrière ce jeu reste inconnu, bien que diverses théories aient été avancées au fil des ans.

 

Le jeu complet peint à la main se trouve actuellement au Musée Brera de Milan, après avoir été acheté par le ministère italien du Bien et des Activités culturelles en 2009. Les similitudes entre les illustrations de la Sola Busca et celles du célèbre jeu de tarot Rider-Waite-Smith ont conduit certains chercheurs à suggérer que l'artiste Pamela Colman Smith s'est inspirée de ce jeu au début du XXème siècle.

 

Les recherches sur le Tarot Sola Busca ont révélé des liens avec la tradition hermétique et alchimique européenne de la Renaissance. Les inscriptions sur les cartes font référence à des thèmes alchimiques, et certains personnages du jeu sont associés à des figures mythologiques et historiques importantes, telles qu'Alexandre le Grand, Zeus Ammon, Olympias.

 

L'histoire du Tarot Sola Busca est encore entourée de mystère, mais son importance en tant que plus ancien jeu complet de tarot existant et son influence sur les jeux de tarot ultérieurs en font un objet d'étude fascinant pour les chercheurs et les amateurs de tarot.


Vidéo : la Renaissance et l'humanisme

Voici une vidéo explorant la remarquable ère de la Renaissance. Une période charnière où le monde entrait dans une phase de transformation sans précédent, offrant aux hommes des horizons nouveaux et exaltants. Imaginez cette époque où les Amériques venaient d'être découvertes, où la perception de la Terre en tant que sphère orbitant autour du Soleil ébranlait les fondements des croyances traditionnelles. Redécouvrez cette période d'histoire fascinante, où l'art, la science et la pensée ont connu une renaissance remarquable.

 


La découverte de la xylographie

Gravure sur bois à l'aide d'un burin et d'une gouge
Gravure sur bois à l'aide d'un burin et d'une gouge

La gravure sur bois est une technique artistique et d'impression qui remonte à des siècles d'histoire. Cette méthode consiste à sculpter des motifs ou des images sur un bloc de bois, généralement de bois de poirier, de tilleul ou de cerisier, puis à encrer la surface sculptée pour créer des impressions sur du papier ou d'autres supports. Les origines de la gravure sur bois en Europe peuvent être retracées jusqu'à l'Antiquité, mais c'est au Moyen Âge à la fin du XIVème siècle qu'elle a commencé à se développer pleinement, en particulier en tant que moyen de reproduire des textes et des images.

 

Avant l'avènement de la gravure sur bois, la reproduction de livres et de manuscrits était un processus long et coûteux, principalement réalisé à la main. Les manuscrits enluminés, souvent commandés par l'élite ecclésiastique ou nobiliaire, étaient des oeuvres d'art luxueuses et coûteuses, accessibles à une infime partie de la population. Ces manuscrits étaient réalisés par des moines copistes dans les scriptoria des monastères, où chaque page était méticuleusement écrite et décorée à la main.

Moule gravé en bois de tilleul
Moule gravé en bois de tilleul

L'introduction de la gravure sur bois en Europe a révolutionné la production de livres et de documents imprimés. Cette technique a permis de reproduire rapidement et à moindre coût des textes et des images, ouvrant ainsi la voie à une plus grande diffusion des connaissances et de la littérature. Des livres imprimés en grand nombre ont commencé à circuler, offrant aux gens ordinaires un accès sans précédent à l'information et à la culture. A l'époque, cette révolution est comparable à l'invention d'internet.

 

Parallèlement à cette révolution dans le monde de l'impression, le tarot a également connu une évolution significative. Avant l'avènement de la gravure sur bois, les jeux de tarot étaient souvent réalisés à la main et réservés à l'élite sociale. Les jeux de cartes en général étaient un luxe que seuls les riches pouvaient se permettre.

Encrage des moules avant l'estampe au frotton
Encrage des moules avant l'estampe au frotton

L'introduction de la gravure sur bois a également permis la production de masse, et à moindre coût des jeux de tarot, ce qui les a rendus plus accessibles à un public plus large. Les motifs et les symboles du tarot ont été gravés sur des blocs de bois et utilisés pour créer des jeux de cartes imprimés, permettant ainsi leur diffusion à travers l'Europe. Le tarot est devenu un divertissement populaire et accessible à tous, offrant des possibilités de divertissement à des segments de la société qui n'avaient jamais eu accès à de tels jeux auparavant.

 

Les tarots imprimés reflètent souvent les valeurs, les croyances et les préoccupations de la société européenne de la Renaissance. Leurs images et leurs symboles sont riches de significations culturelles et sociales, offrant aux historiens et aux sociologues des indices précieux sur la mentalité collective de l'époque. Les tarots ont été interprétés de différentes manières à travers les siècles, offrant un aperçu fascinant des idées et des perceptions de l'époque.

 

En conclusion, la découverte de la gravure sur bois a eu un impact profond et durable sur la diffusion de la culture en Europe. En permettant la reproduction rapide et bon marché des textes et des images, la gravure sur bois a ouvert la voie à une plus grande accessibilité à la culture et à la connaissance pour un large public. De plus, la popularisation du tarot grâce à la gravure sur bois a transformé un jeu autrefois réservé à l'élite en un passe-temps populaire et accessible à tous, laissant ainsi un héritage culturel durable à travers les siècles.

 


Vidéo : Technique de la gravure sur bois

 Dans cette vidéo vous pourrez voir comment la xylographie a permis la création des moules utilisés pour fabriquer les jeux de cartes. Cette démonstration en "taille d'épargne" permet de mieux comprendre le travail des graveurs. La taille d'épargne est une technique de gravure opposée à la taille douce, qui consiste à creuser les parties qui ne seront pas encrées lors de l'impression. 

 


Le métier de maître-cartier

L'histoire du métier de maître-cartier est une saga riche en rebondissements et en événements marquants, jalonnée de succès, de luttes, mais aussi de controverses.

 

Fiche métier

Une corporation contestataire

 

Au XIVe siècle, les maîtres-cartiers étaient souvent confondus avec d'autres artisans tels que les peintres, les enlumineurs ou les mouleurs de statuettes. Cependant, leur statut était souvent inférieur, comme en témoignent les statuts de cartiers de Tournai en 1480, qui imposaient des droits (des impôts) moindres aux maîtres-cartiers par rapport aux peintres. Les premières cartes étaient peintes à la main, souvent par des femmes, ce qui limitait la production et expliquait en partie le faible nombre d'ouvriers dans ce domaine.

 

Même regroupés en communautés ou en corporations, les cartiers se retrouvaient souvent contraints de diversifier leurs activités pour assurer leur subsistance, ce qui parfois entraînait des conflits avec d'autres métiers voisins, souvent plus puissants. À Paris, à la fin du XVIe siècle, les marchands qui étaient à la fois fabricants et vendeurs de divers papiers et cartons se retrouvaient à produire des matériaux utilisés aussi bien par les libraires et les relieurs que par les fabricants de jeux.

 

En 1594, à Paris, les maîtres-cartiers rédigèrent leurs premiers statuts, marquant ainsi leur volonté de réglementer et de structurer leur profession naissante. Ces statuts comprenaient des exigences strictes en matière de formation, avec un apprentissage de quatre ans suivi de trois ans de compagnonnage, ainsi que la réalisation d'un chef-d'oeuvre et le paiement de droits (taxes) pour devenir maître-cartier. La création de cette nouvelle corporation a conduit à la séparation des "maîtres papetiers, colleurs de feuilles et feuillets" en 1599. Pour éviter les conflits entre deux communautés utilisant les mêmes matières premières, il a été décidé que les deux métiers de papetiers et de cartiers resteraient associés pour la fabrication des papiers, feuilles, cartes et cartons destinés aux drapiers, merciers et autres marchands, mais avec une division claire des tâches. Cependant, les papetiers tentèrent régulièrement d'interdire aux cartiers de travailler le papier pour d'autres usages que la fabrication des jeux et de vendre leurs produits en boutique. Cette situation a déclenché une sorte de "guerre" entre les deux professions, marquée par des rebondissements et des conflits constants.

 

Des statuts pour encadrer la profession

Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1750 - Les cartiers et la carterie
Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1750 - Les cartiers et la carterie

 

Les règles strictes régissant la profession de maître cartier étaient caractéristiques de l'organisation corporative de l'époque. Contrairement à certains métiers où les maîtres pouvaient prendre plusieurs apprentis, les cartiers étaient limités à un seul. Cette restriction visait probablement à garantir une formation de qualité et à limiter la concurrence interne au sein de la corporation. De plus, les maîtres étaient tenus de ne pas prêter leurs compagnons, ce qui témoigne de la valeur accordée à la main-d'oeuvre qualifiée et à la protection des savoir-faire métier. En ce qui concerne la durée de la formation, les règles prescrivaient un apprentissage de quatre années, suivi de trois années supplémentaires en tant que compagnon. Cette période considérable de sept années était nécessaire pour maîtriser pleinement l'art complexe de la fabrication des cartes, y compris les techniques d'impression, de coloration et de finition. Elle reflétait également l'importance accordée à la transmission des savoirs et des compétences de génération en génération, assurant ainsi la pérennité de la profession et le maintien de normes élevées de qualité. Ainsi, ces règles rigoureuses régissant l'apprentissage et la pratique du métier de maître cartier étaient essentielles pour garantir la réputation et la pérennité de cette profession artisanale à travers les siècles.

 

Une autre caractéristique distinctive de la profession était l'obligation pour chaque maître cartier d'avoir une marque distincte, une sorte de signature ou de sceau identifiant l'origine des cartes produites. Cette pratique contribuait à garantir la qualité et l'authenticité des produits, tout en permettant aux consommateurs de reconnaître les fabricants réputés. De plus, la marque distincte de chaque fabricant ne servait pas seulement à identifier l'origine des cartes, mais elle jouait également un rôle crucial dans le contrôle du paiement des taxes par les autorités. En effet, dans un contexte où les cartiers étaient soumis à des taxes et des réglementations strictes imposées par l'État, l'utilisation de marques individuelles permettait aux autorités de vérifier rapidement et efficacement si les fabricants s'étaient acquittés de leurs obligations fiscales. Chaque marque était enregistrée et associée au fabricant correspondant dans les registres officiels, ce qui permettait aux autorités de suivre les activités commerciales de chaque fabricant et de s'assurer qu'ils payaient correctement les taxes sur la production et la vente de cartes. Tout manquement ou tentative de fraude pouvait être détecté grâce à ce système de contrôle, renforçant ainsi la surveillance et le respect des réglementations fiscales. Par conséquent, la marque des fabricants jouait un rôle double : elle servait non seulement de signature d'authenticité pour les produits, mais elle était également un instrument de régulation fiscale, garantissant que les cartiers contribuaient équitablement aux revenus de l'État. C'était un aspect essentiel de la réglementation gouvernementale de l'industrie des cartes à jouer à cette époque.

 

Enveloppe de jeu de tarot du début du XVIIIe siècle
Enveloppe de jeu de tarot du début du XVIIIe siècle

Un métier en plein essor entre le XVème et le XVIIIème

Atelier d'un maître cartier de la place Dauphine au XVIIIème siècle
Atelier d'un maître cartier de la place Dauphine au XVIIIème siècle

L'évolution du nombre d'ateliers de cartiers en France entre le XVème et le XVIIIème siècle reflète les fluctuations économiques, politiques et réglementaires de l'époque. Au XVème siècle, on compte 107 ateliers de cartiers, mais ce nombre explose au XVIème siècle pour atteindre 509 ateliers répartis dans 8 villes, parmi lesquelles Rouen, Toulouse, Lyon, Thiers, Limoges et Troyes. Cette croissance se poursuit au XVIIe siècle avec 597 ateliers répartis dans 15, puis 19 villes. Au XVIIIème siècle, le nombre d'ateliers atteint son apogée avec 1504 ateliers répartis dans 115 villes. Cependant, vers 1750, sous la demande du régisseur des droits, le nombre de villes autorisées à produire des cartes est réduit à moins de 60, entraînant une chute du nombre d'ateliers. Au XIXème siècle, ce nombre décline alors considérablement, ne comptant plus que 105 ateliers répartis dans 8 villes. En 1963, seules quatre villes, Paris, Nancy, Bordeaux et Marseille, continuent de produire des jeux de cartes.

 

Jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, les maîtres cartiers étaient souvent confrontés à des défis variés, les poussant tantôt à s'établir durablement et à fonder des dynasties, tantôt à changer fréquemment de métier, de ville, voire de pays. Ces changements étaient motivés par trois nécessités principales : la recherche d'une clientèle solvable, la volonté d'échapper aux rigueurs de l'impôt et la nécessité de se conformer aux exigences de l'administration.

 

La diversité de leurs activités offrait une certaine flexibilité : en cas de besoin, les maîtres cartiers pouvaient aisément se transformer en imagiers, en relieurs ou même en papetiers. De plus, leur matériel n'était ni excessivement encombrant ni prohibitif en termes de coût, ce qui leur permettait, si nécessaire, de le transporter ailleurs ou d'en acquérir de nouveau. Cette adaptabilité était cruciale pour survivre dans un environnement économique et réglementaire changeant, où la capacité à s'ajuster rapidement était souvent synonyme de survie et de prospérité.

 

Entre fraude et guerre fiscale

Atelier d'un maître cartier de la place Dauphine au XVIIIème siècle
Atelier d'un maître cartier de la place Dauphine au XVIIIème siècle

L'opiniâtreté dont faisaient preuve les pouvoirs publics pour tirer de l'argent du commerce des cartes n'avait d'égale que la résistance farouche des fabricants à l'impôt. À chaque nouvelle mesure prise, les cartiers réagissaient d'abord par des protestations véhémentes, puis par l'introduction de requêtes afin de gagner du temps, avant de recourir finalement à la fraude sous toutes ses formes. Une lutte acharnée s'instaura de part et d'autre, où des trésors d'ingéniosité furent déployés et où des flots d'encre, parfois du sang, furent versés ; jamais aucune des deux parties ne se désarma complètement, ni n'accepta vraiment la défaite. Les cartiers s'insurgèrent contre l'impôt particulier qui leur était imposé, contestèrent le mode de perception de cet impôt et furent révoltés par le montant des droits qui menaçait parfois leur existence même. Cette lutte était d'autant plus âpre que les fabricants se trouvaient face à des fermiers et à leurs commis directement intéressés à l'affaire, passionnés et disposant de pouvoirs souvent discrétionnaires. Les régisseurs employaient des méthodes parfois odieuses pour percevoir les impôts, allant jusqu'à imposer l'achat de matériaux inutilisables ou à retarder intentionnellement la perception des taxes pour condamner les fabricants à l'inactivité. Ces pratiques arbitraires, ainsi que les saisies injustifiées et les procédures ruineuses, poussaient parfois les cartiers à des explosions de violence ou à l'exil. Face à ces pressions fiscales et administratives, les fabricants recouraient à la fraude dans toutes ses formes : utilisation de matériaux interdits(tirage de moules interdits, papier sans filigrane, enveloppes non déposées, fausses bandes de contrôle), vente de produits contrefaits, réassorties ou recoupées, corruption de fonctionnaires, etc. Cette fraude, encouragée par la complexité des réglementations et des sanctions sévères en cas de découverte, sapait non seulement les efforts des autorités pour percevoir les taxes, mais menaçait également l'ensemble de la profession en dégradant la réputation des produits légitimes sur le marché. Ainsi, la lutte entre les pouvoirs publics et les fabricants de cartes était caractérisée par un jeu constant de stratégies et de contre-stratégies, où la fraude devenait parfois une arme secrète essentielle dans la survie économique des cartiers.

 

1701, une année dévastatrice

Enveloppe de cartes de Goury-Fuselier, Cartier marseillais au XVIIème siècle
Enveloppe de cartes de Goury-Fuselier, Cartier marseillais au XVIIème siècle

Le 19 octobre 1701 marque un tournant dans l'histoire des cartiers, avec le rétablissement de l'impôt fixé à dix-huit deniers sur chaque jeu de cartes. Cette mesure draconienne était accompagnée de nouvelles restrictions, notamment l'obligation de détruire les anciens moules et l'interdiction pour les cartiers de tailler leurs propres moules. Ces mesures oppressives exacerbèrent les tensions déjà vives entre les fabricants et les autorités fiscales.

 

Dans plusieurs centres de production de cartes, comme Lyon, Thiers, et Rouen, ces réglementations sévères entraînèrent un déclin rapide de l'industrie. À Lyon, par exemple, le nombre de cartiers diminua considérablement, passant de cent soixante-douze maîtres et compagnons en 1548 à seulement huit maîtres et une trentaine de compagnons et d'apprentis en 1789. Des phénomènes similaires se produisirent dans d'autres villes, où la concurrence entre différents centres de production contribua également au déclin de l'industrie.

 

Cependant, à Marseille, la situation était plus nuancée. Jusqu'en 1671, les cartiers étaient contraints à des activités quasi-clandestines, mais après la suspension des droits en 1671, leur industrie commença à se développer. Malgré quelques revers, comme l'édit de 1701 rétablissant l'impôt, l'industrie des cartiers à Marseille parvint à survivre. Les fabricants résistaient à l'impôt jugé exorbitant, même après sa réduction à douze deniers par une déclaration en 1703, ce qui les poussa à recourir à la fraude pour maintenir leur activité économique.

 

La destruction de milliers de moules suite à l'édit de 1701 a été une perte irréparable qui a laissé un vide dans l'histoire des tarots et des jeux de cartes. Ces moules étaient bien plus que de simples outils de fabrication ; ils représentaient un patrimoine culturel et artisanal précieux, portant en eux des siècles de savoir-faire et de tradition. Leur destruction a donc créé un vide dans la continuité historique de la production des cartes à jouer, effaçant des traces importantes de l'évolution de cet art. Cette perte symbolique a également eu des répercussions pratiques, car la reconstruction de nouveaux moules aura nécessité du temps et des ressources considérables, retardant ainsi le processus de fabrication et compromettant la qualité des produits finis. Ainsi, au-delà des aspects économiques et fiscaux, l'édit de 1701 a laissé un impact durable sur le patrimoine culturel et artisanal lié à l'industrie des cartiers.

 

Ainsi, la période autour de 1701 marque une phase cruciale dans l'histoire des cartiers, caractérisée par des tensions croissantes entre les fabricants et les autorités fiscales, ainsi que par des défis importants pour la survie de l'industrie de la carte à jouer.

 


La naissance du Tarot de Marseille

Vers cette période émerge un nouveau type de tarot, qui a survécu à travers les siècles jusqu'à nos jours : le tarot de Marseille. Cependant, les jeux les plus anciens retrouvés remontent à 1650, soit peu de temps avant l'édit de 1701 et la destruction de nombreux moules. Il est donc envisageable qu'un jeu intermédiaire ait existé, mais si c'était le cas, sa trace est bel et bien perdue.

 


Activité : frise temporelle des tarots

Voici une frise temporelle de 1300 à 1800, sur laquelle sont bloquées des dates clés. Sachez replacer les éléments importants dont nous avons parlé.

 


Pour aller plus loin : documentaire

Dans ce documentaire sur l'histoire du Tarot, suivez l’historienne Isabelle Nadolny, la tarologue Marianne Costa, le cartier Sullivan Hismans, et le collectionneur Guido Gillabel. Durée : 2h08min.

 


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